Gravet, C., Lievois, K.  (Eds.) (2021). Vous avez dit littérature belge francophone ? Le défi de la traduction. Peter Lang. (pp. 436)

 

Ce volume cadre dans l’intérêt croissant pour une probléma­tique longtemps négligée, à savoir l’histoire de la traduction, en particulier des littératures dites ‘mineures’, comme, en l’occur­rence, la litté­rature belge francophone. Com­plexe comme l’est le pays avec sa culture tri­lingue en périphérie des grands voisins, cette histoire de la traduction belge, qui n’en est qu’au stade de l’enfan­ce, a récem­ment été comparée à un di­lemme de Buridan (D‘hulst, 2019) : tout comme l’âne allé­gorique d’Aristote, qui meurt de faim faute de choisir entre deux options à valeur égale, l’historio­graphe de la traduction se voit placé.e de­vant une alternative. Soit on choisit d’étudier les in­­traductions présentes dans le pays, mais c’est aussi s’in­scrire dans le pro­longe­ment des his­toires na­tio­nales auxquelles on cher­che pourtant à faire contre-poids ; soit on se concentre – comme c’est le cas ici – sur les extra­duc­tions d’œuvres écrites dans la (ou les) langue(s) con­cer­née(s), dans une visée trans­natio­nale et soli­daire des dé­bats sur la World Literature, ce qui comporte cependant le risque de voir l’ancrage national (et régional) des œuvres se diluer dans le grand con­­­­cert des langues. Or quelle que soit l’option que l’on choisisse, d’importan­tes ques­tions de méthode demeurent, voire se posent avec plus d’insis­tan­ce dans le cas belge – on connaît le rapport difficile des auteurs belges, francopho­nes et autres, avec leur ancrage ‘national’ et le rôle que jouent à cet égard les aléas d’une vie lit­té­raire orientée sur le grand voisin qui décide non seulement du succès, mais du succès in­ter­­national des œuvres. Pour être traduits, les auteurs francophones belges doivent d’abord, en règle générale, se faire accep­ter à Paris ; lorsque tra­duits, ils sont (donc) souvent perçus à l’étranger comme apparte­nant au grand ensemble français. Aussi la littérature belge peine-t-elle à se donner une visi­bilité inter­nationale, d’au­tant, insistent les éditrices dans leur intro­duction (p. 11), qu’une vérita­ble politique de traduction fait défaut. 

Comment, donc, mettre sur le métier le « projet d’envergure » qui consiste à décrire « toutes les conditions de production des traductions » (p. 17), ainsi que leur récep­tion dans les cul­tures d’accueil ? Convient-il de se concen­trer sur une seule langue et de pro­duire, donc, plu­sieurs histoires de la traduction belge (franco­phone, néerlandophone, germa­no­phone) en parallèle, ou faut-il tenter une histoire globale, pluri­lingue, de la traduc­tion belge ? se concen­trer sur les seules traductions d’œu­vres à l’étranger ou tenir compte, aussi, des intra­duc­tions, sans oublier par ailleurs les tra­ductions intrabelges ? Com­ment inscrire, dans une telle histoi­re, l’évolu­tion de la question linguistique en Belgique : en tant que donnée structurante ou comme symp­tôme d’une réalité socio-politique, puis littéraire, dont les retombées sur la tra­duc­tion n’ont pas toujours été les mêmes ? Quant au corpus, quels au­teurs traduits étudier : doi­vent-ils être de nationalité belge ou avoir (eu) un ‘ancrage’ en Belgique ? Que faire d’au­teurs d’avant 1830, traduits après, comme Jean-Joseph de Ligne ? Et quels genres, notam­ment paralittéraires, inclure : science-fiction, BD, roman-photo, chanson ? Faute de consen­sus, qui est loin d’être établi, sur ces questions, par où com­mencer, d’autant, soulignent les éditrices, que les sources biblio­graphi­ques fiables sur les tra­ductions manquent et que les fonds d’archi­ves réunissant tra­ductions et archives des traduc­teurs font défaut.

Face à ce dilemme, Catherine Gravet et Katrien Lievois ont pris le parti – et pour cela, elles méritent éloge – de ne pas se comporter comme l’âne de Buridan, mais de commen­cer à documen­ter la « visibilité internationale » (p. 11) des œuvres d’auteurs belges francophones. L’accent est donc mis sur les extraductions, en particulier sur l’agencement de médiateurs cul­turels étran­gers souvent incon­nus en Belgique, dans des langues moins ‘centrales’ comme le grec, le rou­main, le turc, le bulgare (ni l’anglais ni le néerlandais ne figurent parmi les langues de tradu­ction étudiées).

A cet égard, ce livre fait com­plément à plusieurs volumes parus auparavant. Entamée avec les portraits de Tra­ducteurs et traduc­trices belges (Gravet, 2013), cette approche documentaire a été poursuivie par l’ouvra­ge Traduire la littérature belge fran­cophone (Costa & Gravet, 2016) et par le collo­que « La traduction de la littérature belge francophone » organisé par l’Université de Mons, en colla­bo­ration avec l’Université d’Anvers, l’Acadé­mie Royale de Langue et de Littéra­ture Françaises de Belgique et les Archives et Musée de la Littérature, les 13 et 14 décembre 2018. De ce colloque sont issues deux publi­cations : un numéro spécial de la revue de traduc­tologie Paral­lèles (Gravet & Lievois, 2020) – voir ici même le compte rendu par Francis Mus – et le présent volume dans lequel les approches sont plus variées, combinant traduc­tolo­gie et études litté­raires, imagologie, voire « cantologie ». Là où le numéro de Parallèles creuse la question en ralliant les cas étudiés à des ques­tionnements méthodo­logi­­ques en traductologie, notam­ment dans l’excellente introduction des éditrices, le présent volume répond plutôt à une logique de la largeur, sans proposer de « théorie à proprement dire » (p. 17).

Le volume contient seize contributions, distribuées sur quatre parties. Dans une première partie intitulée « tra­duction & création », il est question des traductions grecques de Maeter­linck (Maria Baïrak­tari) ; de deux traductions bulgares, précoce et récente, « relevante » et « défaillante », de Bruges-la-Morte de Roden­bach (Irena Kristeva) ; de la question de savoir s’il faut, et à quel prix, tra­duire Brel (Stéphane Hirschi) ; et des traductions espagnole de Fuir (Juan Miguel Dothas) et italienne de Faire l’amour (Thea Rimini) de Toussaint. La seconde par­tie, « travail & archives des traduc­teurs », ouvre sur le témoignage d’une expérience didac­­tique de la tra­duction à partir d’une nouvelle de Marie Delcourt (Béatrice Costa) ; pour passer à la cor­res­pondance de Yourcenar avec ses traducteurs (Mireille Brémond) ; à une auto-analyse de la traductrice roumaine d’Œdipe sur la route d’Henry Bauchau (Rodica Lascu-Pop) ; enfin à la traduction italienne de Musculatures de l’écrivaine culturiste Nathalie Gassel (Claudio Grimal­di). Dans la partie « tra­duction & réfraction », ensuite, on trouve une analyse du pay­sage dans la traduction italienne d’Un mâle de Lemonnier (Maria Giovanna Petrillo) ; une explora­tion du paysage sémiotique de la ville d’Istanbul dans Les clients d’Avrenos de Simenon (Sündüz Öztürk Kasar) ; une analyse des traductions et de la réception espagnoles de l’Œuvre au noir de Yource­nar (André Bénit) ; de la traduction allemande du roman à succès Passeur de lumière de l’écri­vain-artiste Bernard Tirtiaux (Marie Fortunati) ; enfin des traduc­tions alle­man­des des romans d’Amélie Nothomb (Anja van de Pol-Tegge). Le vo­lume conclut sur deux pré­cieux « in­ven­taires », d’une part des 199 traductions grec­ques d’auteurs belges fran­co­phones (Fanny Sofronidou) ; d’autre part de la pré­sence d’auteurs belges dans la presti­gieuse anthologie mexi­caine de littéra­ture francophone par Laura López Morales (Thomas Ba­rège).

Si ce volume renferme, ainsi, une documentation précieuse et variée, son approche ne va pas sans incon­vénients. D’abord, mais c’est sans doute inévitable, on rencontre avant tout les usual suspects (même si plusieurs contributions sont, comme on l’a vu, consacrées à des noms moins connus) : Maeter­linck, Rodenbach, Lemonnier, Simenon, Nothomb, auxquels s’ajou­tent Brel et, comme il est de règle, Yourcenar et Toussaint, auteurs-phares dont on peut ce­pen­­dant se demander dans quelle mesure ils sont véritablement belges. Puis, les con­tri­bu­tions se penchent toutes sur la traduction vers une seule langue, de sorte que la vue d’ensem­ble demeure fragmen­tée. Ensuite, les approches sont variées, allant de l’étude de cas d’un texte traduit, à travers des considérations cantologiques et l’ana­lyse de corres­pon­dance, à la description de corpus d’un auteur ou des auteurs belges traduits vers une langue donnée. En résulte une logique d’en­sem­ble qui peut paraître disparate. Enfin, les éditrices du volume ont ratissé large en donnant la parole à la grande majo­rité des par­ticipants au colloque de Mons, soit dans le numéro spécial de Para­l­lè­les (qui regroupe dix articles, dont sept remontent audit colloque), soit dans le présent volume (dont seules trois contributions n’ont pas été pré­sentées à Mons). Si l’on comprend ce choix sans doute inspiré par la volonté de rassembler un maximum de données, force est de con­stater que les analyses présentées manquent par­fois de rigueur ou de pro­fondeur. Aussi convient-il de considérer ces deux publications comme un diptyque dont l’intérêt consiste, pour l’une, à ouvrir le débat et à poser les pre­miers jalons méthodologiques et, pour l’autre, à réunir des données variées et précieu­ses. C’est avant tout, donc, sur le plan de la documentation, indispensable à l’histoire en devenir de la littérature belge (francophone) en traduction, que ce volume mérite sa place.

 

Références 

 

Costa, B. & C. Gravet (éds). (2017). Traduire la littérature belge fran­cophone. Itiné­raires des œuvres et des personnes. Mons : Université de Mons.

D‘hulst, L. (2019). Le dilemme de Buridan : Une histoire de la traduction belge est-elle possible? Chronotopos 1/2019, 65-80.

Gravet, C. (éd.). (2013). Traductrices et traducteurs belges. Mons : Université de Mons.

Gravet, C. & K. Lievois. (Eds). (2020). La littérature francophone belge en traduction. Parallèles 32 (1).

 

 

Kris Peeters

Université d’Anvers

Kris.peeters@uantwerpen.be